par MamaSu » Ven 23 Août 2013, 16:23
Voici un petit texte que j’ai écrit à l’adresse de celles et ceux pour qui Suzie n’est qu’un bébé mort in utéro. Comme chacune ici, c’est une grande souffrance pour la maman que je suis. J’essaie, ici, d’expliquer en quoi Suzie est une enfant, et, en quoi nous sommes ses parents. C’est une missive intime, pour me faire du bien.
« Faire quelque chose ».
J’ai lu ça quelque part, un papa qui avait perdu son bébé, qui éprouvait ce besoin « de faire quelque chose ». Pour lui, le bébé.
Et aussi pour soi.
Aujourd’hui, j’ai besoin de faire quelque chose. Pour Suzie.
Suzie est ma fille, décédée le 20 février 2013 lors de l’accouchement. Son décès est dû à la compression du cordon, c’est-à-dire que dans sa descente, le double cordon enroulé autour de son cou s’est compressé, empêchant la circulation de l’oxygène. En quelques minutes, son cœur s’arrêtait.
Depuis, j’éprouve le besoin de faire quelque chose. Je dirai même beaucoup, diverses choses.
Pour elle, pour son papa. Pour moi.
Parfois aussi, j’ai besoin de faire des choses contre les autres. Contre la clinique par exemple. Contre des gens de l’entourage qui s’absentent, qui ont pris congé de nos vies. Contre des voisins, qui ont connu le bonheur il y a quelques semaines, de ramener leur bébé vivant chez eux.
Oui. Le deuil n’a rien de propre. Nous vivons dans un monde où la mort est à fuir, à mettre au banc de nos vies ; alors s’il s’agit d’un enfant… il n’y a qu’un pas pour qu’on l’ignore. Et ça va à toute vitesse. Une poignée de semaines, de mois, et c’est déjà fini, fin de l’histoire – Ding - on tourne la page. Pas si vite… Moi j’ai encore la forme de son corps dans le mien, et mes bras l’attendent toujours, ballants, mes mains ne savent pas où se poser, et, faute d’entendre ses cris, le bruit de la vie cisaille mes oreilles.
« Faire quelque chose ».
Quand on met au monde un enfant, c’est naturel, il y a quelque chose en soi d’actif, toute la machine se met en branle pour agir, faire ces choses pour le bébé. Comme le nourrir par exemple. Les seins sont gonflés à bloc, ils coulent, les bras connaissent déjà la forme de son corps, la bouche, le nez attendent pour sentir, caresser, lécher. La peau est molle, confortable. Et on sent merveilleusement bon.
Suzie est décédée il y a 6 mois aujourd’hui. Et mon corps doit faire quelque chose, mais il ne fait rien, alors il est paumé.
Le monde continue de bouger avec son tempo habituel, qui était aussi le mien avant, et puis, il y a eu la mort de ma fille. Depuis, je marche en parallèle, main dans la main avec le vide, le creux, le manque. Main dans la main avec son père.
La vie continue pour les autres et c’est normal. Je le comprends. Un ami m’a même dit que c’est cette « indifférence » qui me permettrait d’avancer, parce que si l’on veut rester lié aux autres, il faut se plier à cette dictature, même si on est mort avec son enfant. Se plier et espérer, qu’un jour, un matin, on ressente l’odeur de la nature, la chaleur du soleil sur la joue. Cela voudra dire qu’on redevient sensible à ce qui nous entoure. Qu’on sort de la bulle.
Sortir de la bulle, ce n’est pas oublier Suzie. Suzie est inoubliable. Suzie est notre premier enfant. Comme tous les parents nous sommes tombés amoureux de son visage quand nous l’avons vue, nous nous sommes reconnus en elle qui, pourtant, avait ses traits propres. Ma fille avait de bonnes joues toutes rondes, un nez charmant, une bouche dessinée, un menton volontaire. Nous avons caressé et serré son corps longuement, nous avons touché ses pieds, embrassé ses mains, découvert la longueur de ses doigts, de ses ongles. Ses cheveux noirs et frisés. Comme son père… Nous lui avons parlé. Nous avons parlé, son père et moi au-dessus d’elle, doucement, comme si elle dormait.
Suzie, c’est cette enfant avec qui j’ai communiqué pendant des mois. Qu’on ne me dise pas qu’elle n’a pas vécu, si vous aviez senti ses coups de pieds sous vos côtes, vous ne penseriez certainement pas ainsi. Si vous aviez senti ses mouvements quand elle entendait de la musique, vous ne pourriez pas penser ainsi. Si vous aviez senti son humeur, sa douceur… son poids quand elle dormait…
Suzie était parfaite. Elle est morte comme d’autres meurent dans un accident de voiture. En quelques minutes, puis quelques secondes. Presque sous mes yeux. Elle est morte en moi et je ne pouvais rien faire, sinon entendre son cœur ralentir avant de s’arrêter complètement.
Suzie n’est pas juste un bébé mort in utéro. Suzie, c’est tout ça. Les moments heureux vécus à trois. Les rêves. La douleur. On s’est battu pour elle, je me suis battue même si nous avons perdu. Suzie est le seul être pour qui j’aurais donné ma vie.
Petite Suzie, mon ange, dernier sourire le jour J... 20 février 2013.